À l’Est, rien de nouveau

À propos des Promesses de l’ombre (2007)

Cinq années après Spider (2002), Cronenberg re-tourne en Angleterre, illustre un script signé Steven (dark) Knight, joli récit de nourrisson, prostitution, traduction, infiltration, rédemption, consécration.

A History of Violence (2005), avec encore l’évocateur et laconique Viggo Mortensen, aussi une histoire de présent pollué par le proche passé, de double et douloureuse identité, de famille dé- puis recomposée, idem doté d’un moment d’affrontement tétanisant, mais alors à main armée, pas au couteau près de la peau, prenait congé via un repas attablé, pardon (des rejetons) ou non. Les Promesses de l’ombre (2007) se termine sur une gamine adoptée, un homme esseulé, « roi » de désarroi, tandis que la voix off d’outre-tombe rappelle au spectateur les raisons de son exil (intérieur) de malheur, à base d’illusions d’adolescence, de désir d’une « meilleure » existence, coda davantage tragique qu’ironique, quoique. Ce film d’éden factice, dépliant (pas tant) désespérant de Londres devenue « la capitale des prostituées et des pédés », pontifie le père en proie au despair, commence selon un assassinat d’égorgement, une naissance dans le sang, symétrie de la mort et de la vie, dialogue à distance de la violence. Violoniste et violeur, au resto et proxo, le senior Semyon règne sur son sinistre royaume, pourvu d’un « prince » un peu « pédé », à fond homophobe, à demi misogyne. Son sien destin de déclin, de piètre paternité au carré, d’ADN de déveine, croise ainsi celui de la mimi Naomi (Watts), sage-femme à fausse couche, à ex noir, de l’oncle raciste, du KGB « réserviste », ô désespoir, à moto piquée illico à la Marilyn Chambers de Rage (1977), elle-même aux origines provenant du pays de Poutine. Mélodrame maternel et homosexuel, Les Promesses de l’ombre en surface se soucie de sociologie, le microcosme de la « mafia russe » en écho de huis clos à ceux de Frissons (1975), Crash (1996), eXistenZ (1999) ou Maps to the Stars (2014).

Cronenberg adresse un double clin d’œil à l’admiré Vladimir Nabokov, pareil auteur sans peur, itou porté sur l’entomologie, patronyme d’un personnage de réplique, patronyme du très tatoué flic. Si Tatiana, automate patraque, mère orpheline, pas fière, toutefois suicidaire, décède d’un « coup de Trafalgar » à l’hôpital homonyme, Anna s’empresse de récupérer son journal intime, de parcourir le périple de déprime. Flanqué du fiston à boisson et à dépression, prénommé Kirill, le Kirilov des Damnés de Dostoïevski opine, Loujine s’active, navigue au jugé, entre coiffeur kurde inféodé, amers frères tchétchènes, amen, dommage pour le neveu neuneu en séide candide transformé fissa. Autrefois, à l’époque du compatriote Hitchcock, on jetait des femmes à la flotte (Frenzy, 1972) ; aujourd’hui, on y ensevelit de façon faussement maladroite, gare au Yard, le cadavre congelé, aux doigts découpés, d’un client qui trop parlait, accusait Cassel d’avoir viré sa cuti, quel malappris. Désormais d’étoiles constellé, pas celles du ciné, en autarcie à L.A., agent divisé qui viole et sauve, à la victime juvénile donne une icône, la renvoie vite en Ukraine vers son home, cogne comme personne, Nikolai ne déraille, ses explications et ses propositions détaille, à l’enquêtrice improvisée, au policier anglais. Le conte de Noël se conclut au moyen d’un climax point malsain, relecture du fameux sacrifice d’Abraham, durant lequel la petite Christine, prénom de saison, ne prend pas froid, alléluia, les mecs se tombent dans les bras, hourra, le couple impossible s’embrasse, voilà. On le (re)voit, Les Promesses de l’ombre s’apprécie en polar œdipien, il s’agit pourtant d’un opus presque pour rien, car Cronenberg, en dépit de toute sa dream team de fidèles, collaborateurs délocalisés au grand complet, d’un casting convaincant, à Jerzy Skolimowski & Armin Mueller-Stahl mentions spéciales, d’un budget assez conséquent, ne parvient à surprendre, à passionner, à revisiter/réinventer un vénéneux univers, en voie de renouvellement apparent cependant.

M. Butterfly (1993) et A Dangerous Method (2011) ressuscitaient un incertain passé, valeureux vaudevilles de variations triolistes, en reflet de Faux-semblants (1988) et du Festin nu (1991). Les Promesses de l’ombre et Cosmopolis (2012) décrivent le vil aujourd’hui, que domine un mondialisé capitalisme des comptes et des corps, vaccinés ou à « évincer », tels des élèves à l’hexagonale rentrée. Ni Stephen Frears, dont Knight écrivit Dirty Pretty Things (2002), à l’argument apparemment muni de motifs propices à titiller le cinéaste, citons un trafic d’organes, des maladies vénériennes, des identités de duplicité, ni James Gray (Little Odessa, 1994), ton père pas sympa en gangster garni d’un frère tu (dés)honoreras, le Canadien serein réalise un ouvrage jamais ratage, jamais digne d’hommage. Malgré – ou à cause de ? – la sidérante et sidérée séquence précitée, au « bain turc » située, leçon d’interprétation et de réalisation, de cadrage, de découpage, de montage, sommet de symbolisme cristallisé, incarné, remarquable et remarqué martyre à souffrir, se réjouir, applaudir, accompli au creux d’une chorégraphie remplie de (dis)grâce et de réfléchie folie, Eastern Promises ne tient pleinement les siennes, réduit à une seule et secourable dimension l’Anna de Naomi, providence en habit bleuté, en régressif retrait, lorsque comparée à ses consœurs de détresse et de tendresse, de bruit et de fureur, de Chromosome 3 (1979), Dead Zone (1983), Faux-semblants, Spider, A History of Violence ou, dans une moindre mesure, de Maps to the Stars. Quant à l’identité, à l’homosexualité, Scanners (1981), Vidéodrome (1983), La Mouche (1986), Faux-semblants, M. Butterfly, eXistenZ en proposaient des portraits autrement émouvants, stimulants, dérangeants. Ces promesses, en résumé, ne dérangèrent guère, rentrèrent dans leurs frais, se virent plusieurs fois récompensées, un peu partout distribuées, y compris en clémente Russie. Sans indisposer, sans être insipides, elles s’avèrent en définitive dispensables, pas assez redoutables, éprouvantes, puissantes, tant pis pour notre tovarich de Toronto.

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