Abstinence et Obsolescence

À propos des Crimes du futur (2022)

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Le prologue de plage et d’épave paraît presque une promesse, revisite le mythe, au soleil hellénique, comme un écho, a contrario, de Chromosome 3 (1979). L’émule de Médée cependant disparaît, repasse au pressing, « coupable » en liberté, encore écœurée au souvenir du « ver gluant », c’est-à-dire de l’esseulé enfant, intrus d’utérus, telle jadis Geena Davis, accouchée par Cronenberg mis en abyme, durant le cauchemar maternel de La Mouche (1986). Quant au mutique minot, dévoreur de poubelle près du lavabo, étouffé sous un oreiller, salut à Beineix (37°2 le matin, 1986) & Haneke (Amour, 2012), il finit au frigo, il se fait autopsier au cours d’un show. Il faut préciser au lecteur peut-être effaré que le fiston en question possédait a priori un système digestif capable de lui faire avaler, voire apprécier, le plastique, solution ironique à la problématique des déchets de la modernité. Le papounet, un peu éploré, lucide, toutefois pas féminicide, révolutionnaire velléitaire, dirige un trafic de tablettes suspectes, létales au tube normal. Au final, Saul la « balance », atteint de troubles liés à la digestion, savourera la suspension de sa souffrance, visage levé au ciel, cil humide, air extatique : vive l’avenir cyclique, chimique, du producteur au consommateur, du performeur au spectateur. Car « l’organisme » nécessite une « organisation », mon côlon, sinon se limite à un « créateur de cancers », affirme la calmement frénétique Caprice, partenaire pas si patibulaire, surtout face à Miss Timlin, du Registre National des Organes, en réalité fliquette infiltrée, chirurgienne malsaine, responsable des tatouages, des outrages, exposés en public, extraits de la cage thoracique, du garçonnet concerné, dont les motifs et les mentions de tradition, de consternation, dévoilent ceux d’une inaugurale conversation.

Le cobaye de body art papote avec Cope, policier décontracté, mec de couleur, une première chez l’auteur, porteur d’une grosseur, de portfolio guère adorateur, membre de la Nouvelle Brigade des Mœurs. L’itinéraire de Tenser, enquêteur undercover, in extremis converti, beaucoup ou à demi, lui fait croiser des freaks, énigmatiques ou sympathiques, administratif directeur dédoublé en organisateur d’un concours de « beauté intérieure », tandem de « mécaniciennes espiègles » point lesbiennes, quoique, dames impitoyables, manieuses de perceuses, une (in)certaine et belle Adrienne Berceau, relative au toubib Nasatir, illico « mécano » de « fermeture Éclair » adoubée au milieu de l’abdomen, ancienne chair, ton domaine, ma chère, où Caprice aussitôt sa langue glisse, fellation par procuration, par permutation, quasi (in)digne du ventral fistfucking de Vidéodrome (1983). Tout ceci se situe au sein d’un espace-temps indéterminé, en clair-obscur éclairé, en orangé, à l’instar du Tanger mentalisé du Festin nu (1991), délesté de douleur(s), fi d’infections, doté d’un « syndrome d’évolution accélérée », donc de « néo-organes » incontrôlables, à décorer, à observer, endoscopie jolie, à opérer parmi de laïques cérémonies elles-mêmes filmées, médecine orgasmique accomplie au creux d’un sarcophage parfait, conservé, Sark détourné de son usage original, judiciaire et légal. Le modèle masculin renommé, d’ailleurs par le tailleur du Septième Sceau (Bergman, 1957) habillé, religieux sans Dieu, n’en demeure pas moins un homme qui fabrique de « nouvelles hormones », un balèze qui ne baise, un type tragi-comique, qui respire et dort de manière médiocre, endure la douleur telle une expérience essentielle, existentielle, plus esthétique que politique, assurance d’apparence.

À domicile, une domotique domestique, « Orchibed » suspendu, carapace de cafard à la Kafka, fauteuil « Breakfast » fatal au docteur admirateur, devraient lui faciliter la vie, que nenni. Pendant que le gouvernement étudie de près, afin de les encadrer, censurer, les modifications de saison, remises en question, la radicalité en progression, mondialisée à l’unisson, par conséquent de circonscrire le supposé pire, une imminente et immanente humanité « naturellement dénaturée », diantre, Caprice croise Odile, mannequin mutilé, volontiers, valorisé, à la différence évidente des anonymes nocturnes, silhouettes de rue en train de se scarifier en discrète société, affiche sur son front des cloques cosmétiques, choc et chics. On le voit vite, Cronenberg commet du Cronenberg, surfe sur « l’autoréférentiel », dogme boomerang des ablations d’encre. Une cinquantaine d’années après la dermatologie mortelle, a fortiori des femelles, de Crimes of the Future (1970), groupuscules de cultes occultes, quête itou « obsolète », il reprend la plume, ressuscite un projet assez âgé, à l’explicite intitulé (Painkillers), « raffiné » dixit le fidèle Mortensen. Boucle bouclée d’item testamentaire ? Plutôt pensum à la gomme, recyclage d’images, de phrases, de personnages, cristallisation de désincarnation, pas de consécration, opus superficiel dénué d’enjeux sérieux, joyeux, dangereux, cruels. Les Crimes du futur au carré se met en scène, s’imagine pareil à un « poème », décortique le texte, à défaut du « vieux sexe », puisque plaisir déplacé du côté des intestins, du contré destin, versons et avisons le lubrifiant du « signifiant », les enfants. Film en définitive futile, ralenti de verbatim, il ressemble à un indigeste digest, à un simulacre de soi-même, à un ersatz de celui de Dick, (re)lisez Substance Mort, d’accord ?

Les mésaventures immobiles de l’agent double et de sa clique de familiers maboules, mentions spéciales aux comparses interprétées par Léa Seydoux & Kristen Stewart, actrices anecdotiques ici sous acide, emmerdent davantage qu’elles ne séduisent, le titre s’étire, dear David, ampute-le de vingt minutes. Toujours muni d’humour, cette fois-ci démuni du DP Peter Suschitzky, de sa costumière de sœur décédée Denise, le réalisateur regarde en arrière, pas en avant, sa « carte » patraque et paranoïaque ne paraît pas indispensable, surtout à la suite différée du naufrage méta de Map to the Stars (2014). Certes, on se doutait que même en Grèce, Cronenberg n’allait pas remaker Z (Costa-Gavras, 1969), il confesse aussi sec se foutre du « socio-politique » satirique à la Orwell, son choix, son droit, en dépit d’un aspect analogique, d’un environnement vintage, de cargos décrépits, déjà là en coda de Vidéodrome, de murs malades, d’une incestueuse autarcie, à la décoratrice attitrée Carol Spier merci. On reste pourtant pantois devant pareil aveuglement, en sus du stérile ressassement jamais stimulant. Ici, pas un soupçon de pseudo-pandémie disparue aujourd’hui, médiatique magie, pas un milligramme d’empire pharmaceutique, de contrôle idéologique, à la Bill Burroughs, juste un transhumanisme teinté d’optimisme, au caractère confidentiel, « insurrectionnel », dépourvu du plus petit capitalisme malvenu, du moindre narcissisme, amen. Fourre-tout d’une SF réchauffée, refroidie, Les Crimes du futur ne s’élève à aucun instant au-dessus de l’exercice de style insuffisant et lassant, sevré d’émotion, de signification, perclus de répétitions, de clins d’œil, d’oreilles, d’autocitations à la con. Ni Hellraiser (1987) de l’ami Barker, ni codicille à Crash (1996), foyer glacé, ces crimes minimes se voudraient en outre prophétiques, autobiographiques ; ils ne font qu’enfoncer des portes ouvertes, ne manient la mélancolie, ne proposent autre chose qu’un truisme anémique, asséné sur TV du siècle dernier en slogan arty : « Body is reality ». Le « cœur des ténèbres »  revient bien à Conrad, non à Cronenberg, à sa monotone leçon d’anatomie, de tachycardie…

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