« Horreur du corps » : Mais encore ?

Retour aux fondamentaux et (petite) explication de texte…

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L’expression body horror (ou veneral, sa variante) revint longtemps dans l’exégèse cronenbergesque. Cette invention verbale de journaliste dit spécialisé – dossier de la revue écossaise Screen paru au début de 1986 (l’année de La Mouche) – à l’instar de la tout autant discutable torture porn (David Edelstein vingt ans plus tard dans New York Magazine) s’avère au mieux fourre-tout, au pire inepte. Elle permet de réunir, sous le signe de l’horreur physique, des films très divers (Les Mains d’Orlac, L’Invasion des profanateurs de sépultures, La Mouche noire, Rosemary’s Baby, Eraserhead, Alien, Evil Dead, Possession, The Thing, Re-AnimatorStreet Trash, Hellraiser, Akira, Elmer le remue-méninges, L’Échelle de Jacob, Braindead, Audition, Cabin Fever, Les Ruines, The Human Centipede (First Sequence) ou Under the Skin, pour se limiter à une petite vingtaine de titres classés par ordre chronologique) et des réalisateurs dissemblables (les sœurs Soska, Paul Anderson, Larry Cohen, Éric Falardeau, Mitchell Lichtenstein, György Pálfi, George Pan Cosmatos, Ken Russell ou Shinya Tsukamoto). Certains critiques adorent les étiquettes et quelques esprits un peu trop analytiques s’enferment avec délice dans des classifications pratiques, tels Max Renn ligoté à/dans sa TV, Spider pris dans sa toile mémorielle ou Eric Packer prisonnier autodestructeur de sa limousine.

Cronenberg, cinéaste à la première « manière » en effet très organique, mais également psychique, « horreur intérieure » dès Transfer, ne pouvait échapper à la simplificatrice catégorie, avant de définitivement s’émanciper, dans le discours réflexif et à l’orée des années 2000, vers les territoires plus « nobles » des troubles de l’identité à dimension sociale ou méta (American way of life ironique de A History of Violence, mafia russe des Promesses de l’ombre, psychanalyse autrichienne de A Dangerous Method, capitalisme autiste de Cosmopolis, satire hollywoodienne de Maps to the Stars). Pléonasme et puritanisme se tressent dans ces deux mots, puisque l’horreur du corps ne peut se provoquer qu’avec et par lui ; elle dénote aussi un dégoût quasi victorien pour son statut périssable, ses fonctions naturelles « honteuses », ses humeurs et fluides salissants ou dérisoires (transpirer, vomir, uriner, jouir). Dans Invasion Los Angeles, John Nada dégote des lunettes lui donnant à voir une intolérable réalité (l’Amérique selon Carpenter en proie à des extra-terrestres aux allures de Républicains, quand Dead Zone, à la subjectivité du héros davantage dissimulée derrière une transparence narrative, contait l’ascension d’un tribun totalitaire) et il faut en porter de bien mauvaise qualité pour confondre cette imagerie dépréciative avec le ressenti (du spectateur) et le but (du réalisateur) dans ses œuvres les plus « graphiques ».

Jamais dépourvue d’humour (sauf dans Chromosome 3, film trop intime et rageur pour s’y amuser), à l’image du « trou du cul qui parle » burroughsien greffé sur une machine à écrire hybride, entre l’insecte (une autre passion de jeunesse, partagée avec Nabokov), le vagin (de Vidéodrome) et la réminiscence d’enfance (s’endormir au son de la frappe paternelle et professionnelle), la filmographie incarnée, charnelle, matérielle et matérialiste de l’éphémère étudiant en médecine se présente en une série d’expériences affrontant le dérèglement, la monstruosité (un côté Freaks dans La Mouche, mélodrame achevé sur une pietà laïque), la ruine programmée (dans l’ordinateur de Brundle et le « navire » cartésien de chacun) du corps afin de mieux les dépasser, de les transmuer (même si un cinéaste athée ne se soucie guère de transcendance), de les observer d’un autre œil, à la fois à distance et au plus près, terrifié, sidéré, ébloui, par leur étrange et injuste beauté. Si Dario Argento filmait ses assassinats en exorcismes existentiels et maniéristes, sis dans l’Italie des « années de plomb » et sous le règne de Berlusconi, à la façon de tableaux vivants inspirés par les beaux-arts mortels et opiacés de Thomas de Quincey, le Canadien témoigne d’un destin connu à sans cesse redéfinir, d’un processus de destruction dont les métamorphoses, qui sait, possèdent peut-être, dans leurs replis, une solution de sérénité, assortie d’assentiment suicidaire (le directeur des programmes télévisés, « pirate » échoué dans le cargo éventré de Vidéodrome, les jumeaux opérés, séparés, enlacés pour l’éternité dans Faux-semblants, par exemple) ou d’incertitude ouverte (Le Festin nu et son bestiaire littéraire, eXistenZ et son eschatologie ludique, A History of Violence et son bénédicité de famille décomposée puis recomposée par le principe de réalité du passé criminel).

Le même espoir obscur nimbait de sa lumière noire les expérimentateurs blasés, blessés et baisés de Crash, la même ambivalence baignait le corps tabou et fantastique (comprendre, créé par le regard désirant d’un homme hétérosexuel voulant s’illusionner, notamment sur sa sexualité) de John Lone dans M. Butterfly, territoire soyeux et injurieux (mais le paradis se marie parfois à l’enfer, au cinéma et dans les faits divers) propre à ravir et horrifier. Le changement de perspective, scientifique, esthétique et politique, cristallisé dans Frissons, cette volonté d’épouser le point de vue du virus, de la laideur, de l’anarchie, geste révolutionnaire et mélancolique au sein d’un immeuble à l’inquiétante autarcie, à l’ordre anxiogène, se vérifieront souvent et donneront l’envie d’interpréter les films non en procès faits au corps, à son « horreur » de naissance et permanente, continuelle, mais en diagnostics empathiques d’une maladie appelée vie, que le réalisateur-chercheur ne se lasse pas d’étudier, de chérir et de craindre, de traquer même sous les dehors policés de la famille, de la société, d’un système économique (A History of Violence, A Dangerous Method, Cosmopolis). Moraliste, Cronenberg laisse à d’autres les leçons de morale et il explore la sexualité, la maladie et la vieillesse en phénomènes vitaux, essentiels, sans a priori psychologique.

La virtualité fournie par l’esprit – ce pouvoir de se projeter hors du monde, à l’intérieur de sa conscience, jusqu’à le redéfinir ou l’abolir, privilège à double tranchant des artistes, des schizophrènes, des dictateurs et des censeurs – parasite le véhicule fragile, bientôt planté dans le décor d’une existence par définition létale. Et l’identité, irréductible aux chromosomes, aux genres (sexuels ou cinématographiques), aux pathologies, aux prophylaxies, aux enveloppes interchangeables (cf. le final fraternel et inversé de Scanners) en procède cependant, lisible dans l’ADN d’une mouche ou les créatures d’un écrivain drogué à sa création (et à la « viande noire » ou à l’héroïne blanche) dans Le Festin nu. Contaminé collectivement (Frissons), traité comme un déchet (Marilyn Chambers, ex-actrice de X, production paupérisée, dévalorisée, finit dans une benne à ordures à l’ultime plan de Rage), enfanté par la rage maternelle (les homoncules de Chromosome 3), explosé par la puissance de la pensée (Scanners), halluciné par le signal cathodique (Vidéodrome), supplicié par les céphalées (Dead Zone), pourvu de supers-pouvoirs à faire pâlir Peter Parker (La Mouche), divisé en reflets infidèles (Faux-semblants), drapé dans un imaginaire érotique, exotique et opératique (M. Butterfly), constellé de cicatrices (Crash) ou de tatouages (Les Promesses de l’ombre), designé en extension de jeu vidéo (eXistenZ), clochardisé (Spider), « pasteurisé » ou défiguré (A History of Violence),  corseté et fouetté (A Dangerous Method), mobile dans son immobilité à la Nemo (Cosmopolis) puis in fine soumis aux diktats représentatifs (et dépressifs) de « l’usine à rêves » hollywoodienne (Maps to the Stars), le corps demeure, par-delà ses apparences et ses attributs, le matériau premier du réalisateur ontarien – comme de n’importe quel cinéaste digne de ce nom.

La particularité de Cronenberg (comparez avec le travail de Dreyer, Cassavetes, Pialat, Dumont, des abstractions itératives de la puérile pornographie) réside dans la description insistante, drolatique et attristée, de ce mariage agité, peu pacifié, entre les dualismes classiques, philosophiques et biologiques, les antagonismes filmiques (les Lumière contre Méliès ou l’inverse), les niveaux de réalités enchâssés, les aspirations et les déformations, le modelage individuel, sociétal et existentiel (tous sculpteurs de notre vie, tous, dans le seul et même mouvement, créature anonyme, enfantine, solitaire, souffrante et baron de Frankenstein, démiurge arrogant, mésusant de son savoir). Parce qu’il n’éprouve aucune horreur face au corps, mais de la curiosité, de l’émerveillement, de la peur et de la pitié – en ce sens, son cinéma se révèle cathartique, au sens littéral, médical et dramaturgique du terme théorisé par Aristote dans sa Poétique – David Cronenberg, même quand il réalise un biopic dans une société « répressive » (A Dangerous Method) ou une fable gémellaire aux protagonistes « misogynes » (Faux-semblants, conspué par certaines féministes), évite avec élégance et intelligence les films à messages, manichéens, orientés, démonstratifs, en pleine conscience ou inconscience, d’une idéologie sexuelle désormais jugée réactionnaire (« l’hystérie féminine », maladie caduque, la gynécologie en profession/expression de la « domination masculine »).

Fils d’un père mort du cancer, père d’un garçon et de deux filles, marié deux fois, en couple avec la même épouse depuis presque quarante ans, David Cronenberg, dans ses films et, sans surprise, dans son premier roman (Consumés, cannibalisme et entomologie au menu), revient constamment à ce point originel, à cet invariant de l’équation existentielle : le corps, encore et encore, puissant et patraque, abri de la vie (le sperme, les hormones) et tonneau d’immondices (les « étrons » de Frissons, parasites au look de sangsues ou d’excréments), évidence humaine (les couples abondent, parfois les trios) et variable dans la chaîne de l’évolution, organisme instable sur le point de muter ou de mourir (la mort conçue en simple état parmi d’autres, ni le dernier ni le plus terrible). Parvenu à l’âge d’un patriarche, Cronenberg demeure fasciné par ce « corps de boue » que dénoncèrent naguère les mystiques espagnols, qu’il sut rendre à l’écran, avec la complicité talentueuse d’un Rick Baker, d’un Chris Walas ou d’un Stephan Dupuis, dans toute sa complexité, sa présence-absence au miroir du cinéma, lui-même art fantomatique et sensoriel, organique (tout au moins, avant l’arrivée du numérique) et mécanique, machine audiovisuelle servant à capturer le mouvement, l’âme, la voix et le visage de la « machine molle » (Burroughs parle en VO et plus justement de soft machine) humaine se risquant à se placer devant son objectif, à se métamorphoser pour et grâce à lui (rôle et persona, maquillage, effets spéciaux, idiosyncrasie de l’image animée).

Il convient par conséquent de lire dans cet aller-retour adulte et inspiré bien plus de merveilles que d’horreurs, de fantasmagories que de gémonies, des odeurs de rut (Burroughs et ses adolescents bandants et pendus), d’électricité (Cronenberg n’adaptera jamais le roman de Mary Shelley, malgré un projet dans les années 80, car il ne cesse d’en donner sa version depuis son passage au long métrage), de sueur amoureuse (beaucoup de sentiments, aussi, dans ces œuvres violentes ou « glacées », y compris dans Crash) et non des effluves rances de bougies religieuses, assorties de lamentations et de malédictions étouffantes. Le corps de David Cronenberg, et le corpus de ses films, nous invitent à expérimenter, célébrer, déplorer, mieux connaître et, pourquoi pas, nous réconcilier avec le nôtre – la grandeur du créateur canadien passe également et prioritairement par là, voie étroite et accidentée vers un avènement déjà réalisé (utilisation quotidienne de la technologie en prothèses polymorphes et multi-usages) de la chair, « nouvelle » ou ancienne, abouchée à l’esprit.

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