Jamais deux sans toi

Beauté d’un tandem d’artistes et d’amis…

Viggo Mortensen

On découvrit Viggo Mortensen en fauteuil roulant, les cheveux longs et gras, dans L’Impasse de Brian De Palma. Le cher BDP ne semble guère conserver un agréable souvenir de sa courte participation à cette relecture « ralentie » et mélancolique de Scarface, l’euphémisme « acteur difficile » généralement employé pour s’épargner d’autrement désobligeants « noms d’oiseaux » (pas ceux de Hitchcock, par pitié !). Et pourtant, entre Pacino et Penn, l’ami Brian ne dut pas s’ennuyer… On l’aperçut encore dans une fresque tolkienne (entrevue, seulement, puisqu’une vie de cinéphile, particulièrement la nôtre, s’avère bien trop courte pour prêter attention aux films de Peter Jackson, l’immortel auteur de Bad Taste, cet interminable ersatz néo-zélandais du déjà surfait Evil Dead de Raimi, petit fan bricoleur désormais volontiers piégé dans la toile infantile hollywoodienne). Outre quelques souvenirs de ses apparitions chez Van Sant osant refaire Psychose, de surcroît en couleurs (le ridicule ne tue pas mais il suscite l’hilarité), chez Ed Harris (son partenaire de A History of Violence et le signataire du mollasson Appaloosa), chez John Hillcoat (dans la grisaille illustrative de La Route), on le recroisa surtout, au hasard des pépites « en ligne », de la curiosité « ciné » 2.0, en vétéran impuissant, irradié, éploré, pour l’admirable Enfant miroir de Philip Ridley.

Mortensen, comédien (formé au théâtre, primé à de nombreuses reprises, célébré, à raison, par Roger Ebert pour Les Promesses de l’ombre) cosmopolite et polyglotte, homme affable (grand-père maternel originaire du Canada) et artiste polymorphe (il écrit, édite, peint, joue de la musique, photographie et monte à cheval aussi) se trouve bien sûr au centre de l’apocryphe « trilogie de la violence » de Cronenberg. En trois titres – A History of Violence (2005), Les Promesses de l’ombre (2007) et A Dangerous Method (2011) –, notre canadien francophile (ou pas tant que cela, cf. Consumés) « accouche » (d’une mouche) d’un triptyque cartographiant, à des époques et en des lieux différents, la permanence du passé (qui ne passe pas, individuellement ou collectivement), les troubles de l’identité (schizophrénie, homosexualité, hystérie, ces comportements à prendre avec tous les guillemets possibles, au vu de la plasticité, voire de leur absence, des « essences » chez le cinéaste), les rapports interpersonnels avec une société donnée (ironique Americana à la Norman Rockwell, Russie mafieuse « délocalisée » à Londres, Autriche victorienne et patriarcale). Trois histoires violentes et un seul et même acteur au cœur d’intrigues lorgnant vers le « genre » policier (ou le sous-genre du « film psychanalytique », naguère illustré par Pabst, Alfred H., Vincente Minnelli ou John Huston, plus récemment par Woody Allen ou Verhoeven), sous des masques divers (ancien tueur transformé en restaurateur, flic infiltré/tatoué, analyste « totémique » barbu), par-delà les avatars du récit (des fables satirique, historique, psychologique).

Le vigoureux Viggo se glisse avec délice dans ces trois peaux dissemblables et similaires, donne à voir sa carrure massive (Freud), féline (Tom Stall/Joey Cusack) ou sculpturale (au sens d’objet d’art vivant, animé, Nikolai Loujine revêtu dans sa nudité, pas seulement aux bains, d’un ADN identitaire et traditionnel, en l’occurrence les tatouages « narratifs » et « de reconnaissance » affichés, avec une discrète fierté, par les gangsters des gangs slaves). S’il se fond si bien dans l’univers cronenberguesque, s’il parvient sans heurt à greffer son corps, son jeu et sa persona multiple, triplée (ou quadruplée) à cette filmographie, sans doute, au-delà de son évident talent, de la précision de ses mouvements (la séquence de combat « rapproché », au plus près de la chair et du rôle, paradoxe à la Diderot, des Promesses de l’ombre demeure un pur moment de tétanie pour le spectateur, titillé ou non par son homoérotisme humide, et la double love scene, au lit et dans l’escalier, ludique ou enragée, entre Maria Bello et Viggo, pour A History of Violence, constitue un incontournable climax de l’imagerie adulte de David, les deux instants valant largement le visionnage d’œuvres pertinentes mais imparfaites, particulièrement la première), le doit-il à une sorte de connivence profonde, de correspondance immédiate, à la fois avec le « langage » de l’auteur et sa personnalité « civile » (les deux hommes devinrent amis dans un milieu, sous ses épuisants déploiements de compliments, « en réalité » peu propice à l’émergence d’une complicité durable, épanouie en dehors des plateaux de tournage).

Loin de la puissance brute d’un Oliver Reed (Chromosome 3), « centrale nucléaire » sur le point d’exploser, retenue par une éthique (narcissique) et une pratique (somatique) dangereuses, de la « bestialité » méphistophélique d’un Michael Ironside prenant un (vraiment) malin plaisir à occire par la pensée prédatrice (Scanners), de la rapacité sentimentale de James Woods, opportuniste médiatique bien vite prisonnier énamouré de « l’arène vidéo », Orphée doté d’un fouet, d’une main tumorale, à la recherche de son Eurydice glamour dans la dystopie prophétique de Vidéodrome, de la souffrance solitaire, œcuménique, du « christique » (et psychotique ?) Christopher Walken sur le « chemin de croix » (politique) de Dead Zone, de l’énergie émerveillée puis terrifiée de Jeff Goldblum dans La Mouche, de la distance somnambulique, créatrice et tragique de Peter Weller perdu dans l’Interzone du Festin nu, de la féminité spéculaire et suicidaire de Jeremy Irons, souverain et en trois « exemplaires » pour le doublé Faux-semblants, M. Butterfly, de l’autisme obsessionnel (et obsédé) de James Spader fonçant sur les autoroutes du désir dans Crash, jusqu’à la « sortie de route », jusqu’à l’orgasme impossible (Elias Koteas, gourou des accidents et partouzeur inlassable, y possédait le même charisme mortel qu’Ironside le télépathe), de la bonhomie juvénile de Jude Law, agent secret projeté dans la fiction réflexive, organique, de eXistenZ et, last but not least, de l’aphasie apathique de Ralph Fiennes dans Spider, réinventé en clochard matricide tout droit sorti de Beckett (Robert Pattinson ne démérite pas dans Cosmopolis, mais il arrive, en limousine, après le trio étudié), Viggo Mortensen impose en douceur et avec force son calme, sa détermination, son humour (nous suivons la chronologie des films), trois caractéristiques de la manière (d’écrire, de filmer, de monter) de David Cronenberg.

Serge Grünberg notait la troublante ressemblance, spirituelle davantage que physique (quoique) entre le créateur et ses « créatures » (les qualifier de « modèles », dans l’acception neutre, mécaniste, intense, d’un Robert Bresson, ne ferait pas justice à leur expressivité « naturelle », le réalisateur ne rechignant pas à se « servir » autrefois dans le « vivier » de la « série B » ou les annuaires plus prestigieux – Ironside versus Reed, pour aller très vite et au risque de la caricature). Celui qui se plut à souligner l’amabilité de Freud, sa propension à la sociabilité, qui déclara s’inspirer d’un joueur de hockey (Alexei Kovalev, également acteur et producteur) pour son agent double des Promesses de l’ombre, qui fit moult recherches, lut un ouvrage documentaire dédié aux prisons de haute sécurité russes, se rendit au pays de Poutine (et de Dostoïevski, et, depuis peu, de Gérard Depardieu), n’oublie pas de priser avec lucidité l’intégrité de Cronenberg, son sens du réalisme en matière de représentation de la violence, justement, et donne la dernière clé pour tenter d’appréhender cette belle (mystérieuse) rencontre, humaine et professionnelle avec Cronenberg : Viggo Mortensen parle de sensibilité commune, de lectures et de plaisanteries partagées. Nous disons trois fois oui à ses propos et à cet homme attachant, doté en outre d’une beauté jamais mise en avant, instrumentalisée au profit d’une « image » lucrative ou d’un « plan de carrière » établi, agressif, dérisoire. David et Viggo, cordiaux devant et derrière la caméra, ou les Montaigne et La Boétie d’une philosophie existentielle (et existentialiste), audiovisuelle et fraternelle, entre eux et avec nous (tous).

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