L’Harmonie des artères

Aborder la musicalité du territoire côtier (côte à côte avec Cronenberg) de Howard Shore…

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La cinéphilie mélomane aime à citer des « couples de légende » unissant un compositeur à un réalisateur. On épargnera au lecteur l’énumération scolaire de tandems célèbres, sinon pour rappeler aux amnésiques et autres amateurs du « coup de foudre » (cinématographique) l’antériorité des parcours respectifs avant le croisement déterminant : pensons seulement à Bernard Herrmann formé à la radio, à Nino Rota enfant prodige, à Maurice Jarre travaillant pour le TNP, à Peer Raben, acteur, dramaturge, metteur en scène et producteur. Pour faire court et dans le cas qui nous occupe, Howard Shore vécut avant, pendant et après David Cronenberg. Du jazz au rock, des groupes d’adolescence à la TV, de la Société-Radio-Canada à la NBC (le fameux Saturday Night Live), de Toronto à Boston, ses « premières années » s’avèrent déjà riches d’apprentissages et de rencontres (dont celle du duo Aykroyd/Belushi, qui lui devrait son surnom de Blues Brothers). Une éducation classique reçue à la fois aux USA et au Canada, Shore fait ses débuts au cinéma, au-delà d’attributions liminaires en tant que music coordinator sur Le Mystère Silkwood et additional music producer sur Les Saisons du cœur (Benton), avec un obscur petit mystère triangulaire porté par la beauté glacée d’Elke Sommer (I Miss You, Hugs and Kisses) puis poursuit par Chromosome 3 (1979), entamant avec son auteur une collaboration de trente-cinq ans et quinze films (jusqu’à Map to the Stars sorti en 2014, donc).

Né en 1946 (David C., septuagénaire, « vit le jour » en 1943), marié à Elizabeth Cotnoir (scénariste, réalisatrice et productrice de documentaires) depuis 1990, père d’une fille prénommée Mae, oncle du musicien Ryan Shore, cet homme aussi discret que prolixe œuvra en outre pour Robert Benton (Nadine et Un homme presque parfait), Jonathan Demme (Le Silence des agneaux et Philadelphia), Arnaud Desplechin (Esther Kahn et Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines), David Fincher (Seven, The Game et Panic Room), Peter Jackson (double trilogie interminable du Seigneur des anneaux et du Hobbit, aux dépens de son piètre King Kong numérique, finalement attribué à James Newton Howard), Sydney Lumet (L’Avocat du Diable et Gloria), Barbet Schroeder (JF partagerait appartement, Le Poids du déshonneur) et Martin Scorsese (After Hours, Gangs of New York, en remplacement d’Elmer Bernstein, Aviator, Les Infiltrés, Hugo Cabret, Le Loup de Wall Street, Silence). Il faut encore citer, dans un registre sombre ou souriant, ses collaborations avec Martin Campbell (Hors de contrôle, à la place de John Corigliano), James Dearden (Un baiser avant de mourir), James Gray (The Yards), James Mangold (Copland), Philip Noyce (Sliver), Frank Oz (The Score), Joel Schumacher (Le Client), John Patrick Shanley (Doute), Tarsem Singh (The Cell) ou Andrew Bergman (Striptease), Tim Burton (Ed Wood, exit Danny Elfman, cette fois-ci), Chris Columbus (Madame Doubtfire), Stephen Frears (High Fidelity), Penny Marshall (Big), Harold Ramis (Mafia Blues), Susan Seidelman (She-Devil, la diable) et Kevin Smith (Dogma), en sus d’un diptyque « de luxe » dirigé par un binôme de stars (Looking for Richard d’Al Pacino, « croisé » à l’occasion de The Local Stigmatic, et That Thing You Do! de Tom Hanks), d’un « chapitre » (le troisième) de la « saga » Twilight et même du jeu vidéo (en ligne) sud-coréen de fantasy Soul of the Ultimate Nation (thérémine de Lydia Kavina).

Récipiendaire de trois Oscars (avec Jackson, celui pour la « meilleure chanson originale » Into the West, écrite pour Le Retour du roi,  partagé avec Fran Walsh et Annie Lennox), trois Golden Globes (deux pour le Tolkien, un pour le Hugues), trois Grammies (Jackson, again), de six Awards d’un peu partout (Film & TV, Genie, Gotham, Max Steiner Film Music Achievement – le compositeur incarnera en clin d’œil son illustre prédécesseur lors du remake, le temps d’un caméo à la direction d’un extrait de la partition du chef-d’œuvre de 1933 –, Saturn et World Soundtrack), de titres universitaire (un doctorat honoris causa de la York en 2007) et « politiques » (Prix du Gouverneur général canadien en 2012, officier de l’ordre des Arts et des Lettres hexagonal), récompensé par ses pairs de la National Academy of Recording Arts & Sciences, par les critiques de la Broadcast Film Critics Association, de la Chicago Film Critics Association et du National Board of Review, par ailleurs chef d’orchestre (à la tête du London Philarmonic Orchestra, du Vienna Radio Symphony Orchestra, du Winnipeg Symphony Orchestra ou déléguant à John Mauceri) de sa propre musique (symphonique/en suites), Shore transmua « naturellement » sa Mouche en opéra (première au Théâtre du Châtelet à Paris en juillet 2008, dans une mise en scène de Cronenberg et sous la direction de Plácido Domingo), s’acquitta de commandes auprès de Macy’s (une fanfare d’anniversaire pour l’enseigne) ou du Festival de musique de Pékin (concerto, en 2010, du pianiste Lang Lang, enrôlé l’année suivante sur du Wagner en dentelle pour A Dangerous Method) et signa moult pièces de concert faisant « la part belle » à la flûte (il en jouait naguère, comme du saxophone alto), à la harpe, à l’orgue, au violoncelle et aux chœurs.

Si un cinéaste, contrairement à un écrivain (Stephen King défendrait l’idée opposée, pourquoi pas), n’accomplit rien (ou presque) tout seul, Howard Shore sut s’entourer de partenaires notables, parfois remarquables, durant son compagnonnage au long cours avec David Cronenberg : Ornette Coleman, flanqué des Maîtres Musiciens de Jajouka, qui fascinaient tant un certain Brian Jones, hante le Tanger mental du Festin nu, son Midnight Sunrise en oxymoron éclairant William S. Burroughs présent à l’enregistrement original (1973) ; Antenna et Pilgrimage apparaissent sur eXistenZ, à l’instar de Metric (rencontrés pour Twilight) et K’naan (rap co-écrit par Don DeLillo, « Coming from the streets to Mecca/Death no matter where you go come and get ya ») sur Cosmopolis ; M. Butterfly relit Puccini, évidemment (cf. notre article détaillé classé en Films) ; l’Idylle délicate, courte, méconnue, élaborée à partir du Siegfried (cadeau amoureux, paternel et « domestique » de Richard Wagner à sa Cosima) berce A Dangerous Method tandis que Les Promesses de l’ombre (Igo Outkine au chant et à l’accordéon) cite Les Yeux noirs, fameux air « traditionnel » au parfum « tzigane », romance sur l’amour aveugle et aveuglé, littéralement, popularisée par Chaliapine (mémorable Don Quichotte pour Pabst) et reprise depuis, entre autres, par Sabine Azéma, Al Jolson, Benoît Poelvoorde, Louis Armstrong, Julio Iglesias, Django Reinhardt, Woody Woodpecker, Nikita Mikhalkov, Eli Roth, Rachel Portman voire Indochine (simple homonymie). Quant au Synclavier II de Vidéodrome, commercialisé à l’aube des années 80, il sut tisser sa toile (pas celle de Spider) sonore (préalablement écrite pour orchestre) en dialogue avec quelques instrumentistes de chambre, transformant le compositeur, selon James Woods en tout cas, en « Bernard Herrmann du synthétiseur ». Histoire de faire « bonne mesure » (appréciez le jeu de mots contextuel), évoquons aussi les participations d’Enya, Emiliana Torrini, Renée Fleming, Liv Tyler, Ian Holm, Ian McKellen, Viggo Mortensen ou Elijah Wood sur Le Seigneur des anneaux (dix heures de musique, disons).

Bien sûr, tout ce que Shore écrivit en dehors de la filmographie de Cronenberg se retrouve pour une part dans celle-ci, et inversement : l’Americana « en sourdine » du Client ou de Philadelphia semble ainsi répondre, en différé, à la version poignante de Michael Kamen dans Dead Zone (unique infidélité expliquée par des raisons de production, largement américaine), ou bien annoncer l’ironie douloureuse de A History of Violence. Jusqu’alors, le réalisateur mélomane, fils de pianiste (sa mère), devait se contenter du fonds souvent sentimental, peu onéreux, des « bibliothèques musicales » (music librairies), avec l’habile Ivan Reitman en mentor (cela convint assez pour Frissons et Rage, créant un climat d’emprunt doucereux, attristé, de bon effet). Avec son alter ego en matière de notes, il va pouvoir créer un corpus audiovisuel majeur et en métamorphose constante, à l’image de films autant subjectifs qu’incarnés. Chromosome 3, chef-d’œuvre inaugural purement organique – rien que des cordes, surtout acérées, à l’exemple du Herrmann de Psychose, qui souhaitait « composer une musique en noir et blanc » –, donne le ton et le « la » du reste à venir, illustrant musicalement l’un des sens du titre original (The Brood), ce sentiment de « mauvais sang », de rumination prompte à « broyer du noir ». Nola Carveth, mère très indigne et très malade, mentalement et physiquement, ne pouvait rêver/cauchemarder d’un plus bel écrin pour ses crimes de désamour. En moins d’un quart d’heure (on fait référence au morceau paru sur l’anthologie Silva Screen regroupant Chromosome 3, Scanners et Faux-semblants), Shore « frappe très fort » et il faudra attendre Dead Ringers, justement, son second zénith, pour « savourer » une musique aussi dépressive, radicale, d’une violence, d’un désespoir et d’une surprenante douceur absolument suprêmes.

Maître du thème (La Mouche, Faux-semblants, Le Festin nu, Crash) et du leitmotiv (en Terre du Milieu), Shore excelle également à ériger, dans l’oreille et l’esprit du spectateur à l’écoute, des paysages de sons, des climats musicaux à l’unisson des errances et dérives psychogéniques/anatomiques des protagonistes (les percussions électroniques de Cosmopolis et Map to the Stars, outre ressusciter les expérimentations de Vidéodrome, élaborent un espace-temps autiste, participent d’un univers dissout dans la psyché perturbée ; le thème disparaît, supplanté par un écosystème rythmique proche de l’ambient dans sa fermeture horizontale, son absence de direction mélodique, force et faiblesse de « bandes originales » peinant à s’écouter indépendamment des métrages). Un souffle opératique, néo-romantique, peut animer l’ensemble (La Mouche, sorte de Tristan und Isolde à l’âge de l’ADN défaillant, ou M. Butterfly, épique « musique de chambre » avant tout à coucher), des instruments (la flûte de M. Butterfly, la guitare électrique de Crash, le violoncelle de Spider, le violon des Promesses de l’ombre) se voir mis en valeur, solistes au royaume de la répétition (Herrmann favorisait les « cellules » modulées, redistribuées), de la déclinaison savante (réécoutez les boucles hypnotiques, inassouvies, plaquées sur la tôle emboutie, sensuelle et sexuelle, des véhicules de lux(ur)e conduits, blessés, par ces automates antonioniens). D’une grande intelligence musicale et humaine, Shore se refuse au moindre exotisme lorsqu’il dépeint des contrées « orientales » (le Japon, le Maroc, la Russie), parvenant toutefois à identifier, à saisir sur ses portées l’altérité de leur « essence » fluctuante, pour moitié construite par le regard et les émotions des personnages (des auditeurs) y déambulant, s’y débattant, en bon existentialisme musical et filmique. Il arrive même qu’une brève valse impromptue, quasi guillerette, surgisse entre deux faces explosées dans Scanners ! À l’inverse, eXistenZ, divertissement essentiellement ludique en mutation hitchcockienne de Vidéodrome, se pare d’une dimension de sérieux, de gravité sans lourdeur, par le biais d’un surprenant et caractéristique thème d’ouverture.

Le cinéma de David Cronenberg, n’hésitons pas le souligner à nouveau, doit une large part de son pouvoir, de sa séduction immédiate, de son souvenir vivant, à la musique de Howard Shore. Par-delà sa virtuosité, sa technicité (un domaine que l’on délaisse volontiers aux musicologues, puisqu’il nous paraît naïf de confondre un agencement et un charme, de vouloir expliquer, scolairement, l’un par l’autre, à l’égal de ceux passant à côté de l’ivresse de la vitesse dans leur docte exposé de la complexité d’un moteur automobile), sa complicité (et la confiance « fraternelle », l’estime professionnelle réciproque, l’amitié sincère allées de pair), elle innerve les films et leur confère une âme particulière, mélancolique et tragique, inséparable du corps des photogrammes. De Chromosome 3 à Map to the Stars (les mères, toujours et en premier), de Scanners à Faux-semblants (mon ennemi, mon frère, dirait Baudelaire), de Vidéodrome à eXistenZ (lisez-vous vraiment ce texte ou n’existe-t-il que dans la virtualité d’un site thématique ?), de La Mouche à M. Butterfly (regarde-moi changer, bébé, m’aimeras-tu dans ma nouvelle chair atroce ?), du Festin nu à A History of Violence (on ne raconte qu’entre amis, on ne ment qu’en famille), de Crash à Spider (aller de l’avant vers le point d’impact ou revenir en arrière à l’origine du trauma), des Promesses de l’ombre à Cosmopolis en passant par A Dangerous Method (sauvagerie raffinée des milieux clos, des cérémoniaux, des « bulles » financières, théoriques ou « ethniques » sur le point d’imploser), Howard Shore, maestro magistral (Le Silence des agneaux suffoque et ravit par sa hauteur, sa profondeur, sommet d’intensité, de féminité endeuillée, alloué à une série B nantie de moyens de série A qui n’en méritait pas tant), traça sa route, au Canada et ailleurs, dans l’imagerie de David et de nombreux homologues, pas tous pourvus, hélas, de leur double, adulte et précieux talent. Résumons : une carrière exemplaire, cosmopolite, généreuse, exigeante, tel le miroir ludique/lyrique d’un artiste humble et profondément admirable.

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