Je pense donc je détruis

À propos de Scanners (1981)

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Après l’étouffant et « autobiographique » Chromosome 3 (1979), David Cronenberg change d’air (pour mémoire, William Friedkin réalise le distrayant La Nurse après l’éprouvant Le Sang du châtiment), s’embarque dans un thriller d’espionnage organique et psychique, comme si La Mort aux trousses rencontrait Frissons et Rage (de la SF, oui, mais plus de sexe, ou alors seulement sous la forme de son possible résultat, la procréation). Avec un budget élargi soumis à un calendrier rédactionnel (scénario écrit au jour le jour et à l’aube) réduit pour cause d’exonération fiscale, le réalisateur s’enfonce, selon ses propres dires, dans un « cauchemar » diurne aggravé par son couple de stars  (Jennifer O’Neill & Patrick McGoohan) peu cordial (euphémisme pour éviter de parler d’animosité ou d’alcoolisme) et un double accident (de cascade) mortel sur le tournage. Très librement basé sur un fait divers (à scandale) frappant les parturientes canadiennes durant les années 50, influencé de manière séminale par un motif narratif du Festin nu (senders à la place de scanners, ce qui nous renvoie vers le titre original et la thématique subjective du Rêves sanglants de Roger Christian), le film, davantage mainstream que ses prédécesseurs, se verra primé au Portugal, connaîtra un succès commercial aux USA (malgré la « bêtise »  du récit reprochée par un Vincent Canby), apportera une récompense largement méritée à Dick Smith, se déclinera en suites a priori superfétatoires commises par Christian Duguay (les somnolents Planète hurlante, Hitler : La Naissance du mal et un Jappeloup à réserver aux fans de Guillaume Canet) ou Pierre David (« jamais si bien servi que par soi-même », en effet, surtout si l’on s’avère producteur !). Avec le recul et à une moindre échelle, ajoutons qu’il s’apparente un peu au À toute épreuve de John Woo en passeport vers Los Angeles et sa supposée « Mecque du cinéma », voyage bientôt accompli, même délocalisé au Canada (rime avec le Maroc mental du Festin nu), via l’Americana mélodramatique de Dead Zone.

« Guéri » (purgé, dirait Aristote) par la métaphore hardcore de son divorce, Cronenberg retrouve le sourire, malgré tout mâtiné de sa mélancolie naturelle. Comédie noire (brainstorming extrême, lavage de cerveau à grandes eaux) sur la paternité, la fraternité, la normalité, Scanners récapitule et anticipe aussi quelques sources ou courants évidents. Le centre commercial inaugural paraît sortir de Zombie et se retrouvera durant une filature aux allures de préliminaires (sexuels, of course) de Body Double, en paraphe lucide et ironique d’une époque outrageusement consumériste ;  bien que le film traite plutôt de télépathie, du fait de pouvoir lire/contrôler les esprits, la télékinésie apparaissait déjà dans Carrie au bal du diable, autre récit d’une funeste « renaissance » (à soi-même et au monde) ;  la scène de l’ordinateur scanné (structure en rhizomes des microprocesseurs assimilable à une extension du système nerveux humain, selon la théorie médiatique de Marshall McLuhan, reprise à son compte par Paul Ruth) cite son homologue mélancolique et musical dans 2001, l’Odyssée de l’espace, avant sa relecture eugéniste et salée à la sueur dans Mission impossible, tandis que la lutte pyrotechnique avec le ghost in the machine annonce Wargames (1983) et Matrix, la trilogie faussement baudrillardesque des Wachowski, elle-même enracinée dans les romans matriciels de William Gibson ; la cabine téléphonique explosive provient des Oiseaux ; dans Psychose, la disparition de Marion Crane se situe, disons, au bout d’une demi-heure, le temps nécessaire dans Scanners à l’apparition de Kim Obrist ;  s’asseoir dans une tête, littéralement, évoque l’Overlook cérébro-labyrinthique de Shining, le Korova Milk Bar de Orange mécanique garni de mannequins féminins et les anatomies utérines-fantasmatiques de Bertrand Blier pour Calmos ou de Pedro Almodóvar pour Parle avec elle, par ailleurs hors-champ constant de Faux-semblants ; le bus scolaire, plus petit que celui détourné par Scorpio dans L’Inspecteur Harry, vient défoncer la vitrine d’un disquaire peut-être fréquenté par les compagnons du « sauvageon » mélomane de Stanley Kubrick ; le « troisième œil » de Revok adresse un clin d’œil à Lobsang Rampa, voire à la glande pinéale de Descartes ou du Pretorius de Stuart Gordon (From Beyond) ; le docteur Ruth, avec son patronyme de sexologue transsexuel, semble un confrère du Voyeur, paternel déviant traumatisant son fiston au nom de la science (après tout, Freud psychanalysa sa propre fille, non ?), ou alors un avatar pervers du professeur Xavier, mentor handicapé de ses X-Men aux problématiques liées à la puberté, autant qu’un « père truqué » en bonne orthodoxie de Philip K. Dick ; une mouture délicieusement intitulée Telepathy 2000 comprenait un « viol télépathique » à la Verhoeven (Hollow Man bien avant Elle) ; quant aux atroces sculptures anthropomorphes, elles présagent les superbes et terribles « instruments chirurgicaux pour opérer les mutantes » de Dead Ringers, tandis que l’atelier forestier décalque la clinique « écologique » du psychiatre Raglan dans Chromosome 3.

Une dernière référence permettra de dépasser les conditions de production, de réception et la somme des allusions, conscientes ou non : Scanners, a contrario de Dead Zone, refuse la vision au profit de l’explosion, passe de l’épiphanie à la furie – celle, par exemple, de Brian (ou brain, histoire de rester dans le contexte) De Palma, surgie en 1978.  Que nous raconte au juste cet opus populaire et presque primesautier (Vidéodrome ou son revers SM, sarcastique et désespéré, abouché à la téléréalité, aux snuff movies, au torture porn, au solipsisme, au messianisme et autres joyeusetés) ? Rien moins qu’un « roman familial », une (en)quête identitaire, une odyssée en solo flanqué d’une famille foutrement « dysfonctionnelle » (Cameron Vale, adulte-enfant sur le point de naître à la conscience de soi, de ressusciter dans un corps d’emprunt, petit exercice destructeur d’héritage génétique assez poussé, au centre d’un triangle aux pointes coupantes occupées par des figures paternelle, maternelle et fraternelle). La fable existentielle et réflexive débute par l’entrée surcadrée d’un clochard dans une cafétéria (elle s’achèvera par une « dissidente » ouvrant à son tour une porte, belle boucle bouclée). Épris d’une juste fureur marxiste, il provoque l’épilepsie d’une blonde bourgeoise en « clone » de… Bernadette Chirac ! Ce geste de colère par procuration télépathique lance la diégèse et Vale (veil signifie voile) se retrouve happé par une réalité insoupçonnée, insoupçonnable, au centre d’un complot mégalo (hubris de père en fils) impliquant une société spécialisée dans l’armement et la sécurité, dénommée ConSec, et des clans rivaux de scanners, individus doués de « super-pouvoirs » que nul ne saurait certes confondre avec des super-héros.

Au menu du programme, informatique et narratif, particulièrement paranoïaque : une guérilla entre groupuscules terroristes, sectaires (sillage de Chromosome 3), en prélude aux affrontements tribaux et virtuels de eXistenZ, la dimension corporatiste en moins. Candide et cobaye face à un public, acteur filmé-manipulé de sa fiction intime, Stephen Lack paraît un Caligari transparent, constamment dépassé par les événements, une sorte d’homme sans qualités à la Musil, de coquille vide trop remplie par le brouhaha du monde extérieur. Scanners ou le cinéma, des deux côtés de l’écran, comme une expérience, la prise de contrôle virale et au carré d’un imaginaire, décuplée par la panoplie suspecte du « genre » conspirationniste, royaume de fantômes, de fantoches, de projections, d’introspections, « petite mort » et auto-enfantement encadrés par deux orgasmes graphiques à l’ouverture et à la fermeture. Marginal asocial en brouillon de Johnny Smith, vivant comme lui son « don » à la façon d’une malédiction, Vale ignore sans doute Juvénal mais cherche à atteindre son idéal de santé, sinon de sainteté : mens sana in corpore sano, en effet. L’intrigue picaresque, au filigrane d’inceste, met sur son chemin (de croix, cf. son martyre final avec stigmates de sang et d’embrasement) Darryl Revok (magistral Michael Ironside, recroisé récemment en amputé pour The Machinist), renégat au plan planétaire et réfractaire à l’idée de norme (« Nous mettrons le monde des normaux à genoux », professe-t-il). En Revok il convient de lire, inversé « dans un miroir, obscurément », comme disait saint Paul aux Corinthiens (puis Dick aux lecteurs en VO de Substance Mort, malicieusement intitulé A Scanner Darkly), Cover : couverture, dissimulation, également reprise, nouvelle version, en musique – notons que la numérisation des scanners contemporains procède par duplication, transformation d’un objet en image ou traduction d’une image en objet (l’imprimante 3D de Consumés se spécialisera dans les artefacts sexuels).

Dans l’univers de Scanners, la dominante rouge sanguine recouvre un escalier, un auditorium, la moquette, le mur d’un cabinet médical, après le brun utérin de Chromosome 3, toujours sous la direction (de la photographie) de Mark Irwin. Le building phallique, immaculé, de la ConSec, rappel de l’immeuble emprunté au Corbusier de Frissons, ou le bureau de Revok, aux parois constellées de toiles abstraites à la Nicolas de Staël : voilà deux architectures raisonnées, intéressées, à renverser, le succès résidant dès lors dans la ruine (la tête explosée constitue ainsi une démonstration réussie par l’absurde, pour ainsi dire). Le freak of nature (dixit Ruth), bien aidé ou maudit par l’absorption in utero du fameux Ephemerol, traitement « tératogène » aux échos dans l’actualité française, se débat dans une allégorie – pour la tragédie, il faudra attendre Dead Zone, La Mouche et spécialement Faux-semblants – biblique et fratricide, entre télépathie et télévision (le cinéma, voir à distance), entre espoir (d’une guérison) et crainte (d’une déréliction à la Max Renn, petit capitaliste cynique, pléonasme, finissant sa course en épave névrosée parmi les épaves immobiles d’un port-tombeau à l’abandon). Kim/Jennifer, élégante Ariane aux faux airs de Joan Baez, saura-telle le guider vers la sortie du labyrinthe ? Benjamin Pierce (fidèle Robert A. Silverman), artiste-scanner inséré, qui déclare ingénument « L’art me garde sain d’esprit », pourra-t-il représenter une échappatoire, un apprivoisement fertile du pouvoir nuisible ? À travers ce personnage, Cronenberg réfléchit évidemment à et sur lui-même, avant que les acteurs de Faux-semblants puis Maps to the Stars et l’écrivain du Festin nu ne symbolisent d’autres alter ego révélateurs et infidèles.

On peut voir en Pierce un repoussoir et une réponse à Ruth, l’exposition d’art contemporain (variation de La Foire aux atrocités de J. G. Ballard) en vaccin contre les affabulations du démiurge insincère d’un drame œdipien. L’art adviendrait contre le totalitarisme, ou le terrorisme, ou l’internationalisme capitaliste et spectaculaire hollywoodien (tentation-répulsion récurrente du Canadien outsider et voisin), il procéderait d’une thérapie dans les deux sens (du créateur vers l’auditoire et inversement) d’abord choquante et in fine reconnue et honorée (Cronenberg à Cannes, comprenons). Mais en territoire existentialiste, les manichéismes tendent à se dissoudre, à devenir une poudre à la Villon, chantre notoire de pendus, de corps morts profanés par la décomposition, la nature et les bestioles ailées. En bon cinéaste laïc, profane, rétif à toute idée de transcendance, même esthétique, Cronenberg se méfie de n’importe quelle vérité, surtout « révélée », de la moindre essence asservissante, privilégiant l’observation de métamorphoses incessantes, transmigration spirituelle (certainement pas spiritualiste) à la Timothy Archer (Dick, encore) ou, en langage religieux, transsubstantiation en holocauste miroité. Pareillement, le microcosme d’une cabine téléphonique (les judicieusement nommés cellulaires enchaînent à la « communication ») atteint le macrocosme d’un réseau informatique. Ruth, caricature de scientifique (barbe et lunettes), gît avachi sur sa chaise lors d’une réunion de direction, ses enregistrements de documents médicaux font penser à des home movies, et pour cause.

Avant que l’électronique (electronica orchestrale, opératique, épique, bruitiste, de Howard Shore en prélude à l’apothéose wagnérienne de La Mouche) ne vienne parfaire le dédoublement de Jeremy Irons dans Faux-semblants, Cronenberg utilise le corps de ses acteurs (massacre des assassins à la Ulysse dégommant à son retour les prétendants de Pénélope), leur matériau premier, pour simuler les affres du scan, car il considère à raison la chair comme un effet spécial suprême, capable de s’injecter une substance comparable à une drogue ou de périr, provisoirement, sous la forme d’un cadavre carbonisé en tentative de « l’irreprésentable » de la Shoah (judéité discrète d’un réalisateur athée, présente dans Dead Zone et A Dangerous Method). Le visage de Vale se superpose à celui de ses assaillants lors d’une explicite surimpression (montage de l’attitré Ronald Sanders) en signe de son futur devenir. Du fœtus scanner au frère envahi par l’ennemi, le happy end lui-même subit cette indécision foncière et généralisée. Victoire morale ou mensonge ultime de l’Adversaire à présent pourvu d’yeux verts (Abel survivant à Caïn à l’intérieur de lui), le raccord de couleur s’établit avec le générique informatique, à son tour contaminé par la fiction terminée, qui continue dans le réel. « C’est comme s’il s’était réincarné en toi » déplore Vale à Revok à propos de Ruth, leur point commun génétique.

Au-delà de cette confusion clairvoyante, de la complexité des êtres, des armes, des situations et des résolutions (ou des révolutions) demeure la douleur physique et psychologique (la « blessure narcissique » de la psychanalyse en ersatz hypothétique) de l’existence, soulignée par l’avertissement ironique du premier scanner sur le point d’exploser : « L’expérience du scanning est généralement douloureuse ». En effet, assurément, et Scanners, du haut de sa trentaine aisément « prophétique » (Vidéodrome ira plus loin dans la devinette d’Internet, le métrage des télépathes plutôt focalisé sur les malversations sanitaires et l’eugénisme contemporain, rémunéré, des biotechnologies, du « marché du vivant »), nous en donne la preuve politique, ludique, philosophique et cinéphilique (1981, hallucination collective du socialisme présidentiel). Son mystère pas vraiment mystique s’abolit dans un fondu au blanc (coda singulière et orpheline dans la filmographie), écho des yeux révulsés de Revok, de la mer littéraire de Poe sur le bateau d’Arthur Gordon Pym, de la page blanche à remplir par chaque spectateur, artiste ou non, internaute ou pas, dans le rang ou dans le renversement : la vie en œuvre quotidienne, désespérante et cependant ravissante.

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